Un extrait de Lami
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Cravate noire chez les Lulle                                

Cela faisait plusieurs mois que Laure sétait installée à Venise et son idylle avec Renato Luzzati commençait à senliser dans le banal. Elle était donc venue passer quelques jours dans la capitale à la fin du mois de janvier, pour faire des courses et revoir quelques amis. Il y faisait un temps épouvantable ; on avait tout eu, la neige, la pluie maintenant, et un froid sibérien. Une dizaine de sans-abri étaient morts gelés dans les rues et sous les ponts.

Ce soir-là, les Lulle donnaient un grand dîner en son honneur, dans leur superbe demeure du boulevard Haussmann. Construit par larchitecte Henri Parent, vers la fin du XIXe siècle, lhôtel de Lulle était célèbre, entre autres, pour son escalier somptueux à double révolution, qui donnait à lentrée une majesté inégalée dans Paris. Laure fut accueillie au pied de lescalier par Gonzague, en personne, qui lattendait, fringant dans son habit, décoré dune orchidée blanche. Elle ne lavait plus revu depuis son bref passage à Bangkok, il y avait plus de deux ans maintenant : la cinquantaine lui allait bien. Léclat métallique de ses yeux bleus sétait légèrement voilé : mais lorsquils se posèrent sur elle, Laure frissonna, comme dans le temps. Elle se sentait toujours comme traversée. Après avoir caressé son sourcil de lauriculaire de sa main droite, à longle exagérément long, dun geste lent et gracieux, tout en la regardant de son air attentif de collectionneur qui admire un bel objet convoité, il lui baisa la main et lui proposa son bras ; elle eut un second frisson ; il la conduisit au salon dhiver où lon servait le champagne, avant le dîner.

         Laure, à son habitude arrivait tard ; elle aimait faire une entrée remarquée. Les autres invités étaient déjà là et, comme elle lavait espéré, son arrivée au bras de Gonzague ne passait pas inaperçue : sa robe longue signée Chanel, dans le style des années vingt, en tulle gris brume, brodé de paillettes, très ajustée, souvrait sur un décolleté profond, mettant ainsi en valeur les lignes admirables de son corps que venaient couronner des cheveux montés en haut chignon et décorés dune résille de perles. La jalousie des femmes fut aussi immédiate et violente que le désir des hommes. Aurélie lembrassait ; puis cétait au tour de la famille de laccueillir, les parents de Gonzague dabord, le général Amaury de Lulle et son épouse Charlotte, les parents dAurélie ensuite, le baron Eugène de Saint-Victor et sa femme Clarisse, Chloé, la fille de Gonzague et dAurélie, quon avait mobilisée, malgré son jeune âge, pour boucher un trou au dernier moment ; puis les invités lui furent présentés, le comte Wladimir Chambolle de Morbeuf et son épouse Gersende, quelle connaissait bien, Lebel, lhomme des cassoulets, Michonnot, lancien directeur de la Gaîté Lyrique qui avait exigé de venir accompagné de son protégé, Anchoa, jeune danseur étoile récemment débarqué des Caraïbes, le prince Ahmed Arabi Amir al Akbar, assis sur plusieurs millions de barils de pétrole, la baronne douairière de Blomberg Nassau, Claude Juvénal, le prestigieux éditorialiste de « Coma », et enfin Ursula Bamington, surnommée « Poppy » lhéritière multimilliardaire des bananes Paquito, âgée aujourdhui de soixante-seize ans, avec son nouveau mari, Chris, un tout jeune homme, au visage bronzé, aux cheveux dun blond oxygéné coupés très court et au corps musculeux, qui avait été auparavant son masseur.

          Laure, ravie de retrouver les grands palmiers, les datura et les orangers en pot, les bustes des ancêtres qui avaient illustré la famille, les toiles de Gustave Moreau, Caillebotte, Bouguereau, dont la « Bacchante sur une panthère », accrochés aux murs, les commodes et les ottomanes Louis XV, les bergères- gondole Louis XVI, et la fameuse tenture au velours ciselé de chez Tassinari et Chatel à Lyon, se sentait revivre, cétait là son milieu, son univers, loin des miasmes et de la saleté de Bangkok.

Le maître dhôtel aboyait un vigoureux « madame la marquise est servie ». On passait à la salle à manger et on sasseyait à la table somptueusement dressée, avec un chemin de fleurs blanches composé par Aurélie, elle-même qui, connaissant le talent exquis de Laure pour arranger les fleurs, avait voulu lui montrer que, dans ce domaine aussi, la maîtresse de son mari nétait pas assurée dêtre la meilleure. Laure, placée à la droite de Gonzague, avait à sa gauche Wladimir.

Ce fut Charlotte de Lulle qui ouvrit la conversation, tandis que lon servait le consommé aux truffes :

- Ma chère Laure, quel plaisir de vous revoir à Paris après une aussi longue absence, vous nous manquiez. Et quel dommage que vous ne soyez pas arrivée une semaine plus tôt, vous auriez agrémenté de votre beauté et de votre élégance « le cassoulet » de ce cher Lebel où il y avait tout le monde à part vous. Nest-ce pas mon cher ?

 - Eh bien, sans aucun doute, duchesse, sempressait de répondre Lebel, qui était aux anges, je dois reconnaître que ce « cassoulet » fut sans doute lune des plus réussis de ces dernières années. Nous avions, en effet, outre tous ceux qui sont présents ce soir, le prince Frédéric de Lambesc, le prince et la princesse Louis de Brisevent, le prince et la princesse Bernd Von Hohenhue, le duc et la duchesse de La Rochemartin, et je ne sais plus qui encore

- Cétait une très gentille soirée, renchérit la baronne douairière Blomberg Nassau, une petite bonne femme, boulotte, dont le visage, maquillé à lexcès, paraissait recouvert dun masque de plâtre blanchâtre, légèrement rosé, doù ses yeux rougis, soulignés de rimmel, émergeaient, comme ceux dun Pierrot méchant, et dont le cou et les poignets disparaissaient sous un amoncellement de bijoux. Et notre ami Lebel est tellement drôle, je crois pouvoir affirmer que cest lune des plus mauvaises langues de Paris ! Nous avons beaucoup ri.

- Mon Dieu, nen dites pas plus, baronne, je suis déjà trop malheureuse de navoir pu être là ! minauda Laure.

La conversation commençait à sanimer maintenant, tandis que lon présentait le deuxième service, une fricassée de langoustines et de riz de veau aux morilles. Le général Amaury de Lulle, duc de Gaillac, portait encore beau, à ses soixante-quinze ans passés, ses cheveux blancs de neige en brosse et sa moustache fournie, impeccablement taillés à la Lyautey. Il nappréciait guère le choix des invités quavaient fait Gonzague et Aurélie et sen était dailleurs plaint à Charlotte, son épouse. Celle-ci, tout en partageant son inappétence pour les journalistes, les gens du spectacle, les héritières américaines et les princes arabes, lui avait fait observer, une fois de plus, avec toute la délicatesse requise, que ce commerce faisait partie des mœurs de lépoque et quil fallait sen accommoder, puisque, aussi bien, cétait Gonzague et Aurélie qui assuraient, depuis plus de vingt ans maintenant, lentretien et le train de lhôtel et du château. Après avoir boudé un moment pour bien marquer son déplaisir, le duc, faisant enfin contre mauvaise fortune bon cœur, décidait de rejoindre la conversation :

         - Alors, cher monsieur Juvénal, lançait-il, interpellant le « plumassier », comme il lappelait dans lintimité familiale, vous qui fréquentez les ministères et savez tout, cette Europe dont on nous rebat les oreilles depuis plus de cinquante ans, se fait-elle ou se défait-elle ? Quen pense-t-on à « Coma » ?

         - Mon général, vous nous faites beaucoup dhonneur, mais la vérité est que nous nen savons guère plus que le commun des mortels : il nest pas douteux que lon a avancé sur certains points essentiels. Je pense à leuro en particulier, mais pour le reste

- Eh bien, nayez pas peur de le dire, tant que nous naurons pas une défense et une diplomatie communes, nous compterons pour du beurre sur la scène internationale et nous laisserons lEmpire dominer le monde de toute sa splendide arrogance !

- Empire qui dailleurs fait tout, de son coté, pour empêcher lEurope de se faire, comprenant parfaitement quelle viendrait, à terme, remettre en cause sa suprématie absolueaffirmait avec force Wladimir Chambolle de Morbeuf, son œil de verre fixé sur le duc, tandis que lautre faisait le tour de la table pour vérifier leffet produit par son intervention. Il suffit de constater ce qui sest passé au cours des dernières semaines : la France et lAllemagne se battant avec panache pour la paix, face à lAmérique qui na eu aucune peine à racoler les anglais, les espagnols et ces infortunés pays de lEst qui trahissent lidéal européen pour un plat de lentilles avant même de rentrer dans lUnion !

- Dieu merci, il y a toujours eu des américains pour nous aimer, tel Henry James, le grand romancier, qui vivait à Londres au début du siècle, lançait Aurélie, qui voulait éviter les habituelles jérémiades du duc contre les Etats-Unis et se sentait heureuse de trouver une occasion de mettre en valeur sa culture littéraire : « Mon choix, cest le vieux monde» Et lécrivain nhésitait pas à ajouter, parlant de ses compatriotes : « Il nest quun mot pour les désigner : vulgaires, vulgaires, vulgaires»

- Cest toujours la faute aux américains, coupait Chris, le mari masseur de « Poppy », sur un ton énervé et dans un français coloré dun accent charmant de Californie. Pourquoi vous, les français, nous détestez-vous tellement ?

- Cher monsieur ne vous y trompez pas ! intervenait avec vigueur Gonzague, caressant à plusieurs reprises, de son geste familier, son sourcil de son auriculaire à longle exagérément long, tandis quil pensait au toit du château et à lescalier dhonneur qui seraient bientôt à refaire, et quil jetait à son épouse, de son œil de faucon, un regard meurtrier : votre délicieuse nouvelle épouse Poppy sait parfaitement que nous ne vous détestons pas le moins du monde, nous vous aimons beaucoup, bien au contraire, en tout cas tous, ici, qui sommes autour de cette table, je men porte garant ! Nous vous adorons, cher monsieur, comme nous adorons Poppy ! Ce que ces messieurs ont voulu dire, jen suis convaincu, cest que nous avons quelques points de vue différents à loccasion, mais cela ne va jamais bien loin, nest ce pas, père ?

- Sans doute, sans doute, grommelait le vieux général à qui Charlotte faisait des signes désespérés pour linviter à se taire, et qui se demandait vaguement sil navait pas dit une bourde.

- En tout cas, moi jadore la France glapissait Poppy de sa voix suraiguë.

Elle sexprimait en ouvrant à peine la bouche, tant les opérations esthétiques successives avait tendu la peau de son visage, lui donnant ainsi lair dune momie qui parle. Eugène de Saint-Victor, qui, dans son coin, se bornait à jouir, dans un quasi mutisme, de la soirée, observant chaque convive tour à tour, et se disant quen réalité cétait bien lui qui régalait tout ce beau monde, était en train de se demander sil en allait de même pour les fesses de cette pauvre Poppy : leur peau était-elle aussi tendue que celle de son visage ? Il se mit à rire bruyamment, au point que Clarisse, son épouse le regardait lair inquiet.

Le troisième service, le lièvre à la royale, le triomphe de Goutard, le cuisinier des Lulle, que Gonzague avait débauché du Crillon, venait heureusement interrompre cet échange qui commençait à ennuyer tout le monde et menaçait de tourner à laigre. Gonzague avait obtenu du duc que lon sortit de la cave où il reposait un magnifique château Lafitte-Rothschild 1982, une splendeur. On nentendit plus, pour un moment, que le bruit des couverts sur les assiettes et les murmures de satisfaction des convives qui se régalaient, à lexception de Poppy et de Chris qui, végétariens, avaient demandé des hamburgers de soja, du ketchup et des frites. Cétait le moment quattendait Aurélie pour agresser Laure :

- Ma chère amie, vous qui voyagez beaucoup, vous avez appris, jen suis certaine, la bonne nouvelle ?

- Quelle bonne nouvelle, chère Aurélie ? répondait Laure, intriguée.

- Mais voyons, très chère, lAlvimil, la première pilule contre la dysfonction sexuelle féminine, le Viagra de ces dames serait enfin disponible aux Etats-Unis !

- Je regrette, je ne vois pas ce que vous voulez direbalbutiait la pauvre, sentant venir le piège.

- Allons, cest pourtant très important, tellement de femmes souffrent de ce quils appellent là bas  « female sexual dysfunction » !

- Non, non, je vous assure, je ne suis pas au courant, murmurait-elle, se sentant malgré elle pâlir.

- Mais quest ce quelle raconte ? simpatientait le duc qui, un peu sourd, narrivait pas à suivre cet échange meurtrier qui, comme un coup de baguette magique de sorcière, avait soudain pétrifié les hôtes de ce dîner.

- Ces dames parlent dun nouveau médicament, sesclaffait Michonnot, pris dun fou rire incontrôlable. Je conseillerais, pour ma part, une visite à la boutique de « Rikiel Woman » à Saint-Germain-des-Prés : entrez, poussez le portillon en bois « interdit au mineures », vous y trouverez, mesdames, des jouets charmants, prêts à réveiller les libidos endormies ! Comme il sétranglait à force de rire, Anchoa, inquiet, dut lui donner des tapes dans le dos.

Chloé, qui samusait beaucoup, assise quelle était entre Michonnot et Anchoa, admirait la lueur cruelle, tamisée dinnocence apparente, qui avait éclairé les yeux de sa mère. Elle sen servait elle-même parfois « aux Oiseaux » pour déstabiliser une pensionnaire trop sûre delle. Cétait le fameux « regard Saint-Victor » que lon se transmettait de mère à fille dans la famille.

Maintenant, Laure était folle de rage. Elle venait de comprendre les raisons de cette basse agression de la part de la maîtresse de maison : Gonzague, cet idiot de Gonzague, avait du finir par avouer à son épouse, la liaison quils avaient eue, dans les années 90, lorsque Gabriel était en poste à Paris. Et, pire, il avait du lui dévoiler, le mufle, limpossibilité dans laquelle elle se trouvait de jouir, en un mot sa frigidité quasi-totale. Aurélie se vengeait aujourdhui en public. Laure eut un début de malaise : devait-elle sexcuser, profitant de son état et fuir cette scène insoutenable ou alors saccrocher, tenir, se ressaisir, attendre ? Wladimir venait à son secours, lui demandant ayant remarqué sa pâleur mortelle, si elle était souffrante, linvitant à boire un peu deau, lui prenant la main avec douceur pour la réchauffer dans la sienne. Elle décida de rester.

Dans les cuisines, cétait le branle-bas de combat : le pâtissier envoyé par Lenotre, ses deux marmitons et le cuisinier saffairaient pour préparer le clou du dîner, le dessert. Paulette, une des extras recrutées pour le service de table, ce soir-là, une grande brune avec une croupe de jument et une poitrine plantureuse, revenait de la salle à manger avec un grand plat où fumaient quelques restes de lièvre ; elle avait lair furieuse en le déposant sur la desserte au point quelle faillit casser la vaisselle :

- Le cochon ! sexclama-t-elle.

- Quel cochon, demandait le cuisinier interloqué.

- Là, le vieux, il ma passé la main entre les cuisses pendant que je servais sa voisine !

Le cuisinier éclata de rire : le patron, Eugène de Saint-Victor, avait encore laissé libre cours à ses obsessions lubriques.

- Ah, lui ! Il ne faut pas lui en promettre. Le vieux bouc est encore vert ! commenta-t-il, déclenchant lhilarité générale.

- Ben, bouc ou pas, moi jai failli lui laisser tomber le lièvre sur son costume à ce vieux salaud !   

Le grand moment était venu. On présentait les pièces montées, de magnifiques bouquets de fleurs en pâtisserie, en glaces, sorbets et sucre filé, chacune portée par deux valets, tandis que le quatuor engagé pour la soirée jouait la marche turque de Mozart.

« Genet dans la Pléiade, on aura tout vu, pourquoi pas Papillon ! » lançait Gersende Chambolle de Morbeuf, dans une tentative méritoire de diversion. On rit en effet beaucoup autour de la table. Aurélie, mine de rien, observait sa victime du coin de lœil : elle se sentait fière de sa charge, la bête était à genoux. « Sa robe a du lui coûter au moins quinze mille euros,  pensait-elle, une jolie tenue pour un hallali ! ».

Laure avait vu juste. Il y avait de cela presque dix ans, Gonzague confondu par son épouse, alors que son aventure avec Laure durait depuis plus de deux ans, avait tout avoué et dans une tentative stupide pour rendre sa faute moins lourde, avait précisé que sa maîtresse était incapable de jouir.

Mais, après le dîner, alors quil raccompagnait Laure vers lentrée, Gonzague fit comme si de rien n’était et lui fit admirer sa dernière acquisition, un Léon Comerre, peintre pompier longtemps oublié et qui redevenait à la mode : « Le lion amoureux », montrait une jeune fille exquise, caressant un lion sous lœil attendri de quelques éphèbes et dun ermite, identifié comme étant saint Jérôme. « Quel pouvoir que le votre, chère, je veux dire celui de la femme, sexclamait-il avec emphase, voyez, même le lion tombe sous le joug ! ».

Laure préféra, elle aussi, ne pas relever l’incident et demanda à Gonzague des nouvelles de sa sœur, Aude :

- Comment va-t-elle ? Fait-elle toujours du cinéma ?

- Oui un petit peu, mais surtout du théâtre. Mon Dieu, disons quelle attend toujours un beau rôle au cinéma qui la révélerait au grand public ! Mais, à son âge, cest sans doute un peu tardet puis elle est de plus en plus anxieuse, cela est devenu maintenant une véritable maladieAlors, elle compense en se bourrant de pilules contre le spleen et en dépensant comme une folle ! Le duc est très remonté contre elle en ce moment, elle viderait les caisses, si on la laissait faire !

 

Laure repartait le lendemain pour Venise. Dès son arrivée, elle prit rendez- vous chez le docteur Giuseppe Listeria, le gynécologue de la ville qui jouissait de la meilleure réputation. Non, il n’avait pas entendu parler de lAlvimil. Mais il se renseignerait.

Quelques jours après, elle recevait de France une enveloppe frappée aux armes de Gonzague de Lulle : sous la couronne du marquisat, lécu fait dune croix dor pattée sur azur, et la devise «Oncques ne plie!» en dessous, dans son cartouche.  Cétait bien la belle écriture de Gonzague, à la plume doie, penchée vers la droite avec ses pleins et déliés, celle-là même qui enjolivait les billets quil lui faisait porter, à lépoque, pour fixer le lieu et lheure de leur rendez-vous, chaque semaine. Elle décachetait la lettre le cœur battant :

« Chère petite Laure, Jai été si heureux de vous revoir et, une fois de plus, de pouvoir jouir du spectacle de votre éclatante beauté, drapée dans cette ravissante robe de chez Chanel. Le regard denvie des autres femmes présentes ce soir-là ma enchanté. Il aura fallu que cette bête dAurélie vienne troubler, un instant, par son persiflage, lharmonie de cette soirée exquise. Oubliez ce détail aussi insignifiant que son auteur. La bougresse ne sait rien de lamour. Quant à moi, je nai quun désir, quun rêve, quune obsession, redevenir, ne serait-ce que pour quelques heures, votre petit esclave amoureux. Quil était doux dêtre puni par vous, Maîtresse ! Souffrez que je me roule à vos pieds et accordez-moi, je vous prie, ce privilège dont je me sens si indigne : celui de les baiser. Gonzague. »  

Laure sourit, parcourue par un frisson de plaisir. Elle entendait encore résonner dans ses oreilles le cri de guerre des Lulle : « Culons-les ! » que Gonzague criait encore, dix siècles après que ses ancêtres leussent braillé pour la première fois sur les champs de bataille, quand il lui demandait quelle le chevauchât, nu comme un ver,  dans la chambre au décor Louis XIII du petit hôtel discret qui abritait leurs ébats, deux après-midi chaque semaine. Pourquoi cet idiot navait-il pas divorcé comme elle lui avait demandé, à lépoque ? Elle en eut fait de même de son coté et, aujourdhui, çeut été, elle, et non cette petite oie blanche dAurélie, qui eut régné sur lhôtel et le château des Lulle ! Elle ne savait évidemment pas que Gonzague navait jamais eu la moindre intention de perdre la fortune des Saint-Victor pour les talents décuyère dune comtesse polonaise ruinée.