Extrait d’En dedans
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Prologue

Relisant mes notes de ces dix dernières années, pour une éventuelle édition, j’ai d’abord cru que, pour l’essentiel, elles concernaient mes lectures. Ainsi pour moi, vivre aurait été surtout lire, essayer de savoir, connaître le passé, rencontrer les plus grands esprits à travers leurs écrits et dialoguer avec eux dans ma tête, jouir de l’art d’observer et de conter des grands romanciers qui nous aident à déchiffrer l’énigme de la vie humaine. Puis, à mesure que j’avançais dans mon travail, j’ai compris que ces lectures n’avaient pas été innocentes, qu’elles n’avaient pas été faites au hasard, au gré de l’humeur ou des rencontres. Elles avaient eu un sens.
Il s’agissait dès lors d’autre chose que des souvenirs littéraires d’un lecteur avide. Il s’agissait de l’histoire d’une transformation et, peut-être, j’ose l’espérer, celle d’une augmentation, comme l’on dit dans certains cercles.
Voilà pour En dedans. Pourquoi maintenant, Journal de personne ? Parce que personne, c'est aujourd’hui un homme jamais vu à la télévision, ni dans les magazines, et donc extérieur à l’univers médiatique devenu l’univers de référence pour tous (presque tous). Ce Journal est donc celui d’un fantôme, d’un zombie parmi sept milliards d’autres zombies. Un jour, dans un siècle ou davantage, ces lignes tomberont peut-être sous les yeux d’un chercheur, spécialiste de notre civilisation, dite archaïque…Il les parcourra et pourrait murmurer : « Quelle drôle d’époque c’était, tout de même, quand une personne partait à la recherche de soi pour essayer de s’augmenter. Ils devaient avoir du temps à perdre, alors. Cela ne se fait plus depuis des lustres ! »                                                                                                                             
                       
                                        
1999, Bangkok

Samedi 2 Janvier- « L’imprimerie est l’immortalité de l’âme ». Cette assurance tranquille des Goncourt dans leur Journal, il faut dire que c’est tentant. Mais, ne nous précipitons pas, voici d’un autre coté un José Cabanis, beaucoup moins engageant, lui : « Tout livre qui ne correspond pas à une nécessite intérieure profonde ne mérite pas d’être écrit et encore moins publié. » Alors, que faire ? Peut-être vaudrait-il mieux se taire, mais bon…

Lundi 11 Janvier- À en croire certains psychiatres, nombre de créateurs célèbres ont été marqués au coin de la folie : Ainsi Auguste Comte et Saint-Simon, psychopathes, Victor Hugo mégalomane, Flaubert, hystéro/épileptique, Musset, dégénéré supérieur, Chateaubriand, épuisé précoce, Balzac, maniaque ambulatoire, Jean-Jacques Rousseau, neurasthénique, masturbateur, exhibitionniste, dromomane (vagabondage compulsif) etc. L’artiste, le criminel, la putain et le fou, formaient ainsi le carré magique de la dégénérescence aux yeux de la science d’une certaine époque…Les choses ont changé depuis heureusement. Mais, aujourd’hui, on risque peut-être de tomber dans l’excès inverse : L’artiste (bidon de préférence) et le criminel sont devenus des vedettes.

Mercredi 20 Janvier- L’euro est devenu officiellement notre monnaie, même s’il faudra attendre encore trois ans pour que les pièces et les billets circulent. J’accueille cette nouvelle avec bonheur, car j’ai toujours été un européen convaincu. Pour nous français, l’Europe est notre seul espoir pour le siècle à venir.

Vendredi 29 Janvier- J’ai été baptisé par immersion totale, selon le rituel baptiste, à Tokyo, en 1981, à la demande de Koshino Junko. La célèbre couturière, elle-même de confession baptiste, organisait une exposition de mes œuvres dans sa boutique et voulait s’assurer les bonnes grâces du Ciel, avant le vernissage. Après avoir un peu hésité, soucieux de ne pas trahir la religion catholique, celle de mon enfance, je décidais finalement d’accepter : Un baptême de plus, me disais-je, et celui-là conscient, ne saurait faire de mal. Je fus donc plongé, vêtu d’une tunique blanche, dans un bassin, aux cris d’Alléluia ! Alléluia ! Le vernissage fût en effet un grand succès. Par un concours de circonstances plaisant, Edmonde Charles-Roux, de passage au Japon, était là. Nous devions nous revoir en France plusieurs fois par la suite.
Les baptistes représentent, aujourd’hui, le premier groupe de protestants dans le monde avec plus de cent trente millions de fidèles. Leur pratique religieuse, inspirée de Calvin, se distingue par l’accent mis sur l’adhésion volontaire, le vécu individuel de la foi et la solidarité locale. J’ai beaucoup de respect pour eux.

Jeudi 11 Février- Cette année sera placée sous le signe du Chat. C’est, des douze animaux qui composent le zodiaque chinois, celui qui a le plus de chance. Il se trouve que c’est mon signe, je n’y peux rien. Et, pour la chance, mon Dieu, tout compte fait, je n’ai pas trop eu à me plaindre jusqu’ici. A condition toutefois, de faire mienne la devise de Christophe Morley : « Il n’y a qu’un seul succès, c’est d’être capable de vivre sa vie à sa manière. »

Lundi 1er Mars- Pierre Rey m’envoie son essai « Le Désir » qui vient de paraître. Comme je l’ai dit dans Ailleurs, j’avais été emballé par son récit, « Une saison chez Lacan », publié en 1989, au point de le relire chaque année comme l’on va chez le masseur shiatsu pour se faire redresser les vertèbres. Pierre y raconte comment une psychanalyse réussie peut transformer votre vie et vous avec. Il faut préciser que tout le monde n’a pas la chance d’avoir Jacques Lacan comme psychanalyste.
J’espère, en tout cas, que « Le désir » va produire sur moi le même effet tonifiant que ce premier récit, écrit il y a dix ans.

Lundi 15 Mars- Nous avons décidé cette année de célébrer le printemps par  une promenade sur les lieux de nos crimes. Nous commençons donc par le Japon où j’ai rencontré mon épouse, Sarah, qui est à moitié japonaise,  et où nous avons vécu huit ans.
Sakura ! Nous arrivons à Tokyo au début de la floraison des cerisiers. Nous nous sommes arrangés pour profiter de ce miracle annuel : Cette ville plutôt laide d’habitude est jolie une fois par an et c’est à ce moment-là, en cette saison des « hanami », les Garden parties organisées dans les parcs pour admirer les cerisiers croulant sous leur neige odorante. Des fenêtres de notre chambre au Four Seasons, on voit le jardin du Chisan-so, avec son surprenant stupa bouddhique aux trois toitures superposées.

Jeudi 18 Mars- Dîner chez notre amie Hanae Mori, la grande prêtresse de la mode japonaise. Je retrouve avec plaisir une de mes toiles Sumie, bien en évidence, dans le hall d’entrée de sa villa. Il y a là le conservateur du musée de l’Espace Teshigahara. Nous discutons d’une prochaine exposition. J’ai apporté mon dernier ouvrage, le livre objet Windows.

Vendredi 19 Mars- Los Angeles. Nous avons vécu là, Sarah et moi, de 1987 à 1993, avec nos trois chats, Félix, Minnie et Thumper, des années heureuses et créatives, marquées par plusieurs expositions et de nombreux contacts dans les milieux de l’art américain contemporain. Je pense toujours avec émotion au grand collectionneur Fred Weismann et à sa femme, Marcia. Elie Broad aussi m’a encouragé à l’époque.

Dimanche 21 Mars- Nous assistons à la cérémonie des Oscars. Cette fête de la faune d’Hollywood en forme d’auto-célébration est toujours un spectacle très amusant. A l’affiche cette année, entre autres, « American beauty » ou les ravages du démon de midi sur un banlieusard au chômage, « The cider house rules » avec Michael Caine, émouvant dans le rôle d’un médecin d’orphelinat éthéromane, et surtout « The talented mister Ripley » tiré d’un roman de l’excellente Patricia Highsmith.

Samedi 10 Avril- De retour à Bangkok après quelques jours passés à Honolulu. Nous arrivons pour Songkran, la fête de l’eau, célébrée chaque année quand le soleil entre en Bélier. Tout le monde asperge tout le monde. C’est surprenant la première fois. Les années suivantes, on évite de sortir.

Jeudi 15 Avril- Au restaurant chinois de l’Oriental. Guy Schoeller : « La vie, c’est à l’œil, mon vieux ! » Guy, grand séducteur devant l’Eternel, surtout connu du grand public pour avoir été le premier mari de Françoise Sagan, est le créateur de la collection Bouquins, qui procure de nombreux petits et grands bonheurs aux amateurs de littérature. Venus passer quelques jours de détente à Bangkok, lui et son épouse Ghislaine, m’ont séduit au premier coup d’œil. Nous passons toute nos soirées ensemble et nous nous amusons comme des adolescents en goguette à faire la tournée des lieux où les demoiselles se déshabillent sur des musiques endiablées.

Vendredi 16 Avril- Encore Guy Schoeller : « En lisant votre description de la mort de la chatte Mimi dans Ailleurs, j’ai su que vous étiez un homme. » Quel bonheur que de se sentir compris et, surtout, par un homme de ce calibre !

Dimanche 2 Mai- « Léger étonnement avant le saut », le livre de Robert Laffont. J’ai été impressionné et ému par la description de l’opération cardiaque de douze heures, subie par le grand éditeur, en particulier par son expérience de N.D.E, pendant laquelle il a pu voir la chaîne de la compassion, sous la forme d’une longue file d’humains remontant un cours d’eau en se donnant la main, l’un à l’autre.
J’ai rencontré Robert à Singapour, il y a quelques années, ce devait être en 1995, il m’avait été annoncé par Pierre Rey. Je l’ai revu à Bangkok, en 1998, Nous nous retrouvons à Paris où je suis venu pour quelques jours, en ce début du mois de Mai.
Dès mon arrivée, nous avons déjeuné près de son bureau avec Pierre Rey. Puis nous dînons chez lui, ce dimanche soir, dans le petit jardin suspendu de son duplex près du Val de Grâce. Hélène, sa jeune femme est là, ainsi que Pierre et son amie Jamie. Nous parlons de mon manuscrit Ailleurs que Robert dit avoir lu avec intérêt. Comme j’évoquais Jean Guitton avec admiration, il me montre une lettre manuscrite du philosophe.
Robert, à quatre-vingt trois ans, est gai et rayonnant, Une sorte d’énergie spirituelle émane de lui.

Mardi 4 Mai- Au Drugstore des Champs-Élysées, conversation à la table à coté de la mienne : « Tous deux, vous en êtes arrivés au point où vous ne pouvez plus vivre ensemble …Oui, mais elle le saura, le lendemain ou le surlendemain…Ce n’est plus toi qui ne voudras plus qu’elle vienne, c’est elle qui ne t’invitera plus…Quand tu voies rouge, tu exploses, tu oublies ce que tu as dit. Mais ceux qui l’ont reçu en prennent plein la gueule...Je veux que tu redeviennes un seigneur, le seigneur que tu es, que tu sois celui que tu es… » Je pense à Louis Ferdinand Céline : « L’amour, c’est l’infini à la portée des caniches. »

Dimanche 9 Mai- Guy Schoeller, lui aussi rencontré grâce à Pierre Rey, le mois dernier à Bangkok, m’invite à son déjeuner traditionnel du dimanche, chez l’Ami Louis. Son épouse Ghislaine est là, Pierre et Jamie aussi, Guy à quatre-vingt cinq ans, est plein d’humour et déborde de gaieté. Mais quel est donc leur secret à tous ces hommes âgés si jeunes?
Guy tire une certaine fierté d’avoir été « essayeur » chez Madame Claude. Le frère de Françoise Sagan, Jacques Quoirez en était aussi. Ah, les veinards !

Mardi 11 Mai- Enfin, c’est mon tour, avant mon départ, d’inviter les Rey et les Schoeller à dîner au restaurant de la Fontaine, près du Champ de Mars. Nous nous enivrons juste assez pour, au dessert, chanter à tue-tête « Etoile des neiges », « Une cloche sonne, sonne », etc., devant un parterre de clients américains éberlués, mais apparemment séduits par notre bonne humeur, aujourd’hui si rare à Paris.
Paris, délicieux, en ce début du mois de Mai, mais menacé plus que jamais : Le Drugstore de Saint-Germain a cédé la place à un Georgio Armani, la librairie de psychanalyse, Le Divan, en face du Bonaparte, a été évincée par Christian Dior, les PUF, Boulevard Saint-Michel sont en sursis. Le cœur de Paris dévoré par la fripe !

Vendredi 12 Mai- Que pour ne pas désespérer de ce monde, il faut comprendre que l’humanité n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Guerres mondiales et autres, holocaustes, nazi et autres, massacres soviétique, chinois, cambodgien, rwandais et autres, victimes innocentes par dizaines de millions, tout ce gigantesque gâchis, toute cette horreur infernale (l’enfer, c’est l’histoire humaine, disait Cocteau, je crois) seraient intolérables si on ne méditait pas, de temps en temps, la chronologie : treize milliards et demi d’années-lumière pour l’univers, quelques six millions d’années pour l’hominisation ; premier outil, c’était il y a trois millions d’années, première tombe il y a quarante mille ans ; début de la culture du blé et de l’écriture, il y a quelques neuf mille ans, Jéricho première ville, deux mille ans avant Jésus-Christ, et ainsi de suite : Un jour, nos deux derniers millénaires marqués au sceau de ce progrès technique dont nous sommes si fiers, seront considérés par nos lointains descendants comme l’époque « archaïque ».

Lundi 17 Mai- Quelquefois, je me dis que je suis une poubelle qui pense.